Chimamanda Ngozi Adichie enflamme le Quai d`Orsay !

Invitée d'honneur de la troisième édition de la Nuit des idées, l'écrivaine nigériane s'est exprimée avec brio, chaleur et franc-parler. Récit. Une star de la littérature mondiale a fait son apparition devant une salle comble, le 25 janvier au soir à Paris, plus de 1 000 personnes s'étaient inscrites pour assister au coup d'envoi de la troisième édition de la Nuit des idées, 300 avaient pris place sous les lambris du ministère des Affaires étrangères, et près de 400 étaient réparties dans deux salles équipées d'écrans pour suivre l'entretien avec Chimamanda Ngozi Adichie.

 L'auteur du manifeste pour une éducation féministe, et de romans traduits partout dans le monde, publiés en France chez Gallimard, s'est avancée toujours aussi élégante et souriante, acclamée par un public de fans, plein de jeunes et notamment de femmes noires, dont l'écrivaine a complimenté les beaux cheveux (les lecteurs d'Americanah, notamment, en savent l'importance, et le temps qu'on y consacre dans les salons de coiffure black !). Dans la conversation menée par Caroline Broué (à retrouver en ligne sur le site ), le féminisme a eu la part belle mais l'écrivaine s'est dite avant tout raconteuse d'histoires plutôt que théoricienne ou activiste, revenant sur sa foi en la littérature, en les mots qui ont changé sa vie et peuvent changer celle des autres : ainsi d'une mère rencontrée en ville, qui lui raconte avoir cessé de coiffer sa fille pendant des heures pour que ce temps puisse bénéficier à autre chose de plus intéressant… Écrivaine, oui, femme politique, non, elle qui admire la faculté du compromis dont elle s'avoue incapable !

Écrivaine africaine ? « Oui, sauf quand je suis de mauvaise humeur »

« On devrait forcer les politiques à lire trois romans par semaine », a-t-elle recommandé parce que ce sont les histoires qui incarnent et humanisent le monde, et de citer en exemple les destins des migrants rêvant d'une vie meilleure en abordant le continent européen, qui pourraient être chacun de nous et dont il faudrait raconter les vies pour mettre au point les politiques qui leur sont destinées... Évoquant ses lectures, elle a cité de nombreux auteurs africains, dont le tout premier lui fut révélation, Camara Laye, et africains-américains, de James Baldwin à Toni Morrison : « Si je me méfie du label littérature africaine, c'est parce que je ne suis pas sûre qu'on lui accorde toujours la même valeur qu'aux autres littératures au monde », a-t-elle souri, avouant, les jours de mauvaise humeur, répondre « non » à la question : êtes-vous une écrivaine africaine ou pas ? Chimamanda Ngozi Adichieparle d'abord de sa culture ibo, qui a formé sa sensibilité littéraire. La question de son interlocutrice sur ses lecteurs nigérians, et surtout sur l'existence de librairies au Nigeria a heurté l'invitée d'honneur, qui, en 2018, s'étonne à travers cette interrogation de recevoir une telle image du public français ! Même si, lui expliquait Caroline Broué, on parlait plus souvent du Nigeria à propos de Boko Haram que de son Prix Nobel Wole Soyinka.
Bien évidemment interpellée par le mouvement de libération de la parole des femmes sur le harcèlement masculin, elle s'est étonnée que les femmes aient « le droit d'être sexy mais pas sexuelles », « le désir sexuel dans notre société doit être masculin et féminin », exprimant son désaccord avec la « liberté d'importuner » tribune parue dans Le Monde comme l'on sait : « Si vous êtes participante et n'attendez pas l'homme, vous n'aurez pas à être importunée », a-t-elle précisé, s'étonnant qu'on ne puisse toujours pas nommer, sans se sentir gênée, les noms des organes du corps féminin comme le vagin, et se demandant juste après, avec un sourire malicieux, si ce mot pouvait être prononcé dans ce ministère ! On a beaucoup souri, parfois ri, mais derrière, c'est son combat de fond, au jour le jour, pour le changement de l'éducation qui se transmettait là.

Les Nigérians rigolent sur le dos de Trump

Le nom de Trump lui a soulevé un long soupir... « L'Amérique a perdu de son prestige politique, beaucoup de Nigérians rigolent sur le dos du président américain. Il ne s'agit plus de faire la leçon aux dirigeants africains... Comme j'ai deux patries, le Nigeria et aussi les États-Unis, j'en suis triste. » Elle a cité surtout le scandale de voir les Salvadoriens, Haïtiens, parmi d'autres, sommés de quitter le pays où ils vivaient : « Trump autorise le racisme et le sexisme, à exprimer les préjugés, et rend la laideur acceptable », a-t-elle déclaré. « Il est comme un enfant qui, une fois contrarié ou énervé, pourrait même, j'y pense en me réveillant parfois avec terreur, déclencher une guerre nucléaire ! » Les échanges ont suivi avec la salle, d'où les bras se levaient en nombre : sur la question de la race, elle a précisé que ce n'était pas la couleur de la peau qui posait problème, mais le nombre de préjugés qui lui étaient associés. L'occasion lui fut donnée de dire que non, le féminisme n'était pas une mode. Un homme a ensuite évoqué sa sœur éduquée tout différemment de lui en Afrique, se désolant de la voir se consacrer au bonheur de son mari plutôt qu'au sien. Mais lorsqu'il parlait ainsi il était accusé d'être féministe : « Ne vous sentez pas accusé, revendiquez-le ! »

La France n'est plus une puissance mondiale, comme au XVIIIe siècle

Enfin, appelant un homme dans le public à poser sa question... semblant presque attendue, elle s'est prononcée à sa demande sur la diplomatie française : « La France ne se rend pas compte qu'elle n'est plus une puissance mondiale, comme au XVIIIe siècle. Je le dis avec une honnêteté un peu triste (ah, la ministre est partie, c'est mieux !), mais je vois beaucoup de différence entre les mondes anglophone et francophone, dans l'occupation de l'espace en Afrique. Le franc CFA rattaché au franc français, par exemple, me paraît complètement rétrograde . Et le pouvoir culturel que la France continue d'avoir sur l'Afrique francophone, c'est assez malsain, ce n'est pas du tout le cas dans l'Afrique anglophone. » Mais voilà, tout ne semble pas perdu pour Chimamanda Ngozi Adichie, qui voit en Emmanuel Macron une superstar ! « C'est un peu la réponse française à Barack Obama (sauf qu'il n'est pas aussi grand). » Reste que plusieurs fois malmenée lors de précédents voyages, elle a émis le vœu que l'accueil méprisant qu'on lui a souvent fait, à son arrivée en France, et dès la douane en la retenant trente minutes par des questions stupides à la seule vue de son passeport nigérian, s'améliore : « Tous les êtres humains ont le droit d'être traités avec la même dignité quelle que soit la couleur de leur passeport. » Dans les regards du public, et tout particulièrement des jeunes femmes noires présentes, tenant chacune un livre de Chimamanda à la main, il y avait une flamme, celle de l'imagination au pouvoir (thème de cette Nuit des idées) incarnée par une grande intellectuelle, une écrivaine puissante. En traversant les salons, les visages affichaient une reconnaissance de ce moment passé où le franc-parler était de mise. « Je suis comme beaucoup de femmes nigérianes ! Nous disons ce que nous pensons. » En confiant qu'elle doit peut-être ce goût pour dire les choses à son aïeule du côté paternel, une sacrée « semeuse de troubles ».


Source : afrique.lepoint.fr