Peut-on travailler avec un cancer du sein ?

Une femme sur dix est touchée par le cancer du sein, et près d'une sur deux est en pleine carrière lorsque tombe le diagnostic. Certaines désirent pourtant poursuivre leur activité. Est-il possible de conjuguer traitement et vie professionnelle ? Enquête.

Mon travail, c'est ma perfusion de vie. Tant que j'assure, c'est que la maladie ne prend pas le dessus et que je peux croire en mon avenir, c'est une arme de plus dans mon combat », confie Carolyn, 53 ans, commissaire-priseuse. Etre atteinte d'un cancer suppose des traitements lourds, des effets secondaires contraignants, un changement de rythme de vie auquel on n'est pas préparée.

Alors comment tout concilier ? Comment arriver à ne pas s'effacer devant la maladie ? Pour certaines patientes, c'est une priorité. Comme Carolyn, 31 % des femmes parviennent en effet à jongler entre agenda professionnel et protocole de soins, sans cesser de travailler. Un choix possible grâce aux progrès thérapeutiques réalisés ces dernières années et au développement des thérapies ciblées, aux effets secondaires moindres et mieux tolérés.

Cependant, malgré ces avancées, les femmes doivent composer avec une inconnue de taille, qui creuse les inégalités : « On ne peut pas dire à l'avance, avec certitude, quels seront les effets secondaires des traitements, ni leur ampleur. Chaque femme les supporte différemment. Il faut attendre la deuxième séance de chimiothérapie pour vraiment savoir comment chacune réagit », précise l'oncologue Marc Espié, responsable du Centre des maladies du sein de l'hôpital Saint-Louis, à Paris.

« Certaines ne se sentent pas bien la journée de leur chimio, mais le lendemain elles reprennent déjà le dessus, constate Monique Sevellec, psychologue et psychosociologue à l'Institut Curie, à Paris. Elles programment alors leurs séances le vendredi, pour récupérer durant le week-end. Mais d'autres ne la supportent pas, ne tiennent pas physiquement. » Deux salariés sur trois sont contraints d'interrompre leur carrière contre leur gré, sous le poids des effets secondaires, notamment de la fatigue.

Mais lorsque le corps tient, travailler pendant les traitements peut s'avérer très bénéfique. 25 % des femmes soignées pour un cancer du sein misent d'ailleurs sur leur travail pour éviter le blues. « Continuer à travailler permet de garder une certaine maîtrise de son existence, conserver son ancrage social et préserver ses rôles, professionnels et sociaux. C'est capital, car ce qui fait qu'on va aller bien psychiquement, ce n'est pas tant le pronostic de la maladie que la capacité de conserver ses repères et ses rôles habituels.

Aussi, subir l'épreuve du cancer et être privée de ce qui nous aide à exister, c'est une double peine. Travailler permet de maintenir ce qui fait que, narcissiquement, on se sent bien et nous évite d'être brusquement coupée de ce qui fait notre identité et notre force », décrypte la psychiatre Sarah Dauchy, responsable du service de psycho-oncologie de l'Institut Gustave-Roussy, à Villejuif.

De la fragilité dans un monde performant

Il y a néanmoins une condition : « Travailler doit résulter d'un véritable choix et non de l'influence de notre société, qui prône la performance individuelle. Etre la patiente atteinte de cancer « idéale » — c'est-à-dire belle et souriante, dynamique, qui le moral et continue à travailler — c'est peut-être accessible pour certaines, mais ce n'est pas la norme, ni un défi de plus », insiste la Dre Dauchy.

Autre préalable crucial : l'ambiance au travail. « Il est fondamental de bénéficier d'une forme de solidarité et d'un regard bienveillant de la part de son environnement professionnel. Que celui-ci porte mais n'ajoute pas de la toxicité à celle des traitements », prévient la Dre Sevellec. Ce qui ne va pas toujours de soi. D'abord parce que la sphère professionnelle appartient au monde des bien portants, et y faire entrer la maladie c'est faire cohabiter deux réalités qui ne jouent pas la même partition. « Dans l'entreprise, la maladie en tant que telle n'existe pas. Soit on est en bonne santé et 100 % opérationnel, soit on est malade et en arrêt maladie ; il n'y a pas d'entre-deux. Dans le droit du travail, il n'y a pas de case “malade qui travaille”.

Finalement, dans un univers tourné vers la rentabilité, accueillir une salariée en traitement complique la vie de l'entreprise et du collectif de travail (aménagement des horaires, salariée parfois affaiblie) », déplore la chasseuse de tête Anne-Sophie Tuszynski. Et d'ajouter : « Cela introduit de la fragilité dans ce monde de performance. Or, lorsque le cancer ne nous broie pas, on a une telle volonté de tenir debout qu'on développe des compétences (hauteur de vue, créativité, humanité, engagement) à même de rendre plus performant un collectif de travail. »

En rémission d'un cancer du sein, Anne-Sophie Tuszynski a cofondé l'association d'entreprises Cancer@Work. Objectif : sensibiliser et mobiliser les dirigeants afin que la maladie soit intégrée à l'entreprise. « Cela reste compliqué, car il y a encore un tabou du cancer, lié à la peur de la mort, pointe la chasseuse de tête, même si neuf cancers du sein sur dix sont guéris s'ils sont traités tôt. »

Life is rose, l'association anti-précarité

9 % des femmes traitées pour un cancer du sein doivent continuer de travailler pour gagner leur vie. En effet, si la majorité des salariées en arrêt maladie perçoivent leur rémunération (ou sa quasi-totalité), il en va autrement pour les professions libérales, artisans, salariés précaires et temps partiels qui, pour beaucoup, finissent sans revenus. 13 000 femmes en traitement, avec moins d’une mi-temps, seraient dans ce cas. C'est donc pour aider financièrement les malades et lutter contre la précarité sociale que Nathalie Laouti-Savariaud, notaire en rémission d'un cancer du sein, a créé l'association Life is Rose. www.lifeisrose.fr.

Ce tabou, 63 % des malades qui travaillent l'ont ressenti dans leur entreprise. Et, plus précisément, 68,8 % à Paris. Le corollaire ? Si on choisit de continuer à travailler, il faut se sentir suffisamment armée pour encaisser et accepter une exigence de performance, « comme si de rien n'était ». D'autant que, parfois, le cancer interfère dans les relations avec les collègues. « Malgré elle, la malade les confronte à leurs angoisses. C'est un rappel qu'on est mortel et, si les collègues sont dans la projection et se disent : “Ça aurait pu être moi”, cela peut générer un malaise – voire, parfois, un sentiment de proximité insupportable vis-à-vis de la malade », décrypte la Dre Se-vellec.

Pas facile, non plus, d'endurer les regards de pitié ou de supporter l'excès de compassion qui souligne la gravité de la maladie. « Il faudrait que les salariés disposent d'un lieu de parole, afin que le ressenti de chacun puisse être mis en mots, pour faciliter le travail avec un cancer », suggère la Dre Sevel-lec. Ou alors, la solution serait-elle de passer sous silence son état de santé, à l'image de 21 % des malades travaillant dans le privé et de 35 % des moins de 35 ans? Sachant qu'« il n'y a aucune obligation légale d'en informer son employeur, ni de prendre l'arrêt maladie prescrit », confirme Laetitia Rollin, médecin du travail au CHU de Rouen.

« Ne pas le dire c'est très dur, car c'est placer la barre doublement haut, mais pourquoi pas ? Pour certaines femmes, les enjeux sont tels – le poste de leur vie ou une carrière à hautes responsabilités – qu'il est impératif pour elles de se taire. Elles peuvent alors se faire aider autrement, psychologiquement par exemple, avance la Dre Dauchy. Sinon, jouer la transparence est souvent la moins mauvaise des choses. » Une transparence qui peut toutefois avoir ses revers : 20 % des salariés seraient victimes de discriminations de la part de leur employeur à cause de leur cancer.

« Peu à peu, la personne voit son poste vidé de son contenu, elle est dépossédée de toute mission et de tout objectif. On ne la licencie pas, mais elle n'est plus considérée au même titre que les autres, comme si elle n'était plus fiable, et ce même si elle s'est surinvestie pour prouver sa compétence. C'est un énième plafond de verre, parce qu'elle a montré des fragilités du fait de son cancer », analyse la Dre Sevellec, coauteure de l'étude. Et dans le tiercé de tête des pénalisations, on trouve l'évolution de carrière stoppée, avec des responsabilités revues à la baisse dans 16 % des cas ; le gel du salaire, voire la rétrogradation, pour 9 % des malades. Conséquence : une personne sur trois perd ou quitte son emploi dans les deux ans qui suivent le diagnostic, discriminations avérées ou pas. « Mais dans quelques rares entreprises, reprend la psychosociologue sur une note plus positive, on considère, à l'inverse, que la salariée a manifesté énormément de courage et d'envie de travailler, et certaines femmes sont promues à l'issue de leur cancer. Espérons que cette attitude se développe. »

Un remaniement psychique

Quel que soit le contexte professionnel dans lequel on évolue, ne pas s'oublier dans le rythme traitement-travail reste primordial. « Travailler peut retarder la prise de conscience de la maladie et maintenir l'illusion qu'il ne s'est rien passé. Ce qui laisse peu de place à l'expérience de changement et de perte que le cancer entraîne inévitablement, même si tous les indicateurs sont positifs (bon pronostic, traitements bien supportés). Une phase de remaniements psychiques est essentielle à vivre, et peut même permettre d'aller mieux ensuite, mais à condition que ces remaniements soient vécus, pensés et parfois accompagnés », souligne la Dre Dauchy.

Travailler, donc, mais en acceptant de se faire aider, par un psy, voire le médecin du travail. Malgré la méfiance que celui-ci suscite, c'est un allié : « Mon rôle est de défendre la santé du salarié. Le secret médical est le même que pour tout médecin : je ne parle jamais de la maladie d'une patiente avec son employeur, rappelle la Dre Rollin.

Une femme qui travaille pendant ses traitements n'a aucune obligation de rencontrer le médecin du travail, mais elle peut très bien demander à le voir : en amont, pour anticiper la fatigue des traitements ; ou si elle s'aperçoit qu'il lui faut envisager, un temps, de travailler autrement ou à un rythme différent. L'aménagement de poste temporaire et le mi-temps thérapeutique temporaire, qui correspond à un arrêt de travail à mi-temps, sont là pour l'aider, si besoin. » Pour que travailler reste un atout. Et participe, sans entrave, à l'élan vital qui anime les patientes dans leur combat.

 

 

Source : autre presse