Face au racisme, cette femme noire a arrêté de fréquenter des hommes

Elle raconte pourquoi et comment elle a réussi à ne plus se laisser atteindre par les attitudes et les commentaires racistes qui font partie du quotidien de nombreuses femmes noires.


“Moche”, “dégueulasse”, “guenon”, “solide comme du bois d’ébène”, “gros boule”... Ces mots, Lydia* les a entendus ou lus à différents moments de sa vie. Parfois sur les réseaux sociaux lorsqu’elle a osé s’exprimer sur la culture de dénigrement dont les femmes noires sont fréquemment l’objet. D’autres fois alors qu’elle se risquait à faire l’expérience des applications de rencontre.
Il est même arrivé que ces mots sortent de la bouche d’hommes avec qui elle entretenait une relation amoureuse. Des mots qu’elle n’oublie pas, bien qu’ils ne la touchent plus et qu’ils l’ont poussée à arrêter de fréquenter des hommes. Noirs, blancs, non blancs, la majorité de ceux qu’elle a rencontrés au cours de sa vie sentimentale ont eu des comportements abusifs, insultants et tout simplement racistes, qu’elle a cessé de tolérer il y a trois ans. Aujourd’hui en couple avec une femme noire, elle a raconté au HuffPost le parcours qui l’a poussée à mettre les hommes de côté.
Vous avez envie de raconter votre histoire? Un événement de votre vie vous a fait voir les choses différemment? Vous voulez briser un tabou? Vous pouvez envoyer votre témoignage à Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser. et consulter tous les témoignages que nous avons publiés.

La peau trop sombre

“J’ai le privilège de ne pas être hétéro. Du coup quand je me suis rendue compte que j’étais coincée à plusieurs niveaux avec les hommes, ça a été facile de sortir avec des femmes. Mais pour une personne qui est 100% hétéro, je ne sais pas quoi lui dire parce que moi j’ai tout simplement abandonné le navire.” Lydia est bisexuelle et malgré les difficultés que peuvent éprouver les personnes LGBT au quotidien, elle considère cela comme un avantage, car cela lui a permis de ne pas se couper de toute vie sociale et de vivre des relations épanouissantes.
Née dans les Antilles françaises, Lydia découvre à ses dépens ce qu’est le colorisme. Cette discrimination fondée sur la couleur de la peau, les traits du visage et les cheveux des personnes noires. Cette idéologie prend racine à l’époque du commerce triangulaire. Celle-ci considère que les personnes noires ayant la peau plus claire, des traits proches de ceux des personnes caucasiennes et des cheveux lisses ou a minima bouclés sont plus belles que celles dont les traits sont “négroïdes”, à la peau sombre et aux cheveux crépus. Dès le collège, elle est rejetée, harcelée et moquée parce qu’elle est “trop” noire et que ses cheveux ne sont pas assez lisses.

Une vieille construction

Les insultes et les moqueries viennent principalement des garçons qui, selon elle, affirment leur masculinité en dénigrant les groupes qui sont les plus dominés. Les femmes noires se retrouvant au plus bas de l’échelle, elles sont régulièrement l’objet d’un dénigrement institué depuis des siècles. Dans l’article Images de la femme noire dans l’Amérique contemporaine, la sociologue américaine Patricia Hill Collins explique comment les stéréotypes sur les femmes noires sont utilisés à des fins de domination d’une classe sur une autre avant d’être repris et alimentés par certains hommes noirs.
D’après la sociologue, tout a commencé avec le discours colonial, assimilant les personnes noires à des animaux sauvages. Après la lutte pour les droits civiques aux États-Unis, ceux qui ne pouvaient plus se rattacher à la notion de race se sont reportés sur des différences de classes, opposant peu à peu les noirs pauvres issus de la classe ouvrière à ceux de la classe moyenne. Et dans les années 80 à 90, cette nouvelle construction a eu pour effet de modifier ce qui représentait l’idéal de la masculinité et celui de la féminité pour les personnes noires.
″À mesure que la féminité et la masculinité noires se trouvaient reformulées au travers du prisme de la classe, une constellation mouvante d’images de la féminité noire reconfigurait la sexualité des femmes noires et venait donner une assise idéologique au nouveau racisme”, conclut Patricia Hill Collins dans son article.
“Quand on a l’esclavage et la colonisation qui sont passés par là, ça laisse des traces. Ça nous donne un statut particulier, en fait. Nous, femmes noires, dans l’échange avec le reste de la société, on se retrouve rapidement en bas de la pyramide”, confirme Lydia.
La jeune femme évoque ainsi ces hommes noirs qui “vont, dès le plus jeune âge, avoir le réflexe de se désolidariser totalement des femmes noires. Car qu’y a-t-il de mieux pour se désolidariser de se moquer de la personne afin de l’éloigner le plus possible?”
“Il n’y a rien de plus facile pour un mec noir, que de traîner avec d’autres mecs pour dénigrer les autres, raconte-t-elle. À ce moment-là, on devient une blague. Je pense que ça les nourrit dans leur masculinité quand ils sont petits de se moquer ensemble de la personne qui n’est pas désirable. Du coup ça crée des éléments de langage: ça fait des “Fatou tapées”, “niafou”, des choses comme ça. Des mots que j’ai appris quand je suis arrivée en France” métropolitaine.
Car ce phénomène de colorisme ne frappe pas partout, de la même manière. “J’ai des copines qui racontent que ça leur est arrivé dès le primaire en France. Moi, je vivais aux Antilles, du coup c’était moins agressif mais c’était quand même présent. Des femmes qui ont grandi en région parisienne me racontaient que dès l’âge de 8 ans, elles ont été moquées par des garçons noirs. Ça continuait au collège, où on sait que c’est le bordel et que tout le monde fait ce qu’il peut pour s’en sortir. J’ai aussi eu des amies blanches qui ont été mises à part mais on ne leur reprochait pas leur physique. Là où j’étais, il n’y avait pas tout cet arsenal-là, il y avait du colorisme mais on n’en était pas là. » explique-t-elle.
Aujourd’hui, la jeune femme a assez de recul pour reconnaître que ces moqueries et agressions sont héritées d’une histoire qui a toujours mis la femme noire au ban de la société. Mais plus jeune, son ignorance des mécanismes de violences systémiques envers les minorités a eu pour conséquence d’installer un doute permanent en elle et sa capacité à entretenir des relations sentimentales comme tout le monde.

Romances secrètes

“Au collège, je me suis rendu compte que mes rapports aux gens ne seraient peut-être pas les mêmes. Puis au lycée, on commence un peu à flirter. J’avais toute une catégorie de copines qui avaient des flirts, des trucs avec des garçons. Il se passait des petites choses, enfin des trucs de lycéens. Et moi je n’avais rien. Enfin si j’avais un garçon qui voulait me fréquenter en cachette.
Donc, on en était au point où si on se croisait dans les couloirs du lycée, on ne devait pas se regarder. Ça a fini par se savoir, des personnes se sont moquées de lui. C’est triste à dire mais j’étais tellement contente à l’époque que quelqu’un s’intéresse à moi, que ça a créé un truc. Et quand je suis entrée dans la vie d’adulte, c’était déjà quelque chose de bien installé.”
Ces moqueries sur les femmes noires puisent également dans la culture populaire. Le stéréotype d’une femme vulgaire, laide et agressive est le départ de nombreux sketch d’humoristes noirs qui contribuent à leur tour à normaliser le dénigrement dont elles font l’objet. Elles subissent donc à la fois le sexisme d’une société qui souhaite façonner leur féminité et des stéréotypes racistes qui les désignent comme trop indépendantes, fortes, ou en colère pour être désirables. Elles ne sont pas désirables et sont donc moquées.
Petit à petit, l’adolescente s’éloigne des hommes qui lui ressemblent par peur du rejet. Elle a quitté les Antilles pour Paris où elle entre en classe préparatoire des grandes écoles. Ses camarades lui demandent s’il y a l’eau courante dans son logement, on touche ses cheveux sans lui demander la permission. Avec certains, elle prendra le temps de leur expliquer qu’on ne peut pas se comporter de la sorte alors qu’avec d’autres, trop extrêmes dans leurs propos, elle laissera tomber.

Bienveillance

Son arrivée en France hexagonale lui offre l’opportunité de rencontrer un plus grand éventail de personnes. Lydia mesure près d’un mètre quatre-vingt pour à peine 60 kilos. Ces caractéristiques que certains garçons utilisaient pour se moquer d’elle en lui disant qu’elle a des épaules de basketteur attirent aussi le regard d’hommes qui lui semblent bienveillants.
Il y a d’abord eu cet homme d’âge mûr avec lequel elle a débuté une relation. “Il avait le double de mon âge. C’était le stéréotype de l’homme blanc qui vit aux Antilles et qui passe son temps à admirer la femme noire. Et du coup à admirer l’enfant noir parce que je n’avais que dix-huit ans. Il faisait beaucoup de remarques sur ça.”

Puis l’étudiant rencontré près de sa résidence universitaire : ”Il avait l’air super sympa et m’a proposé d’aller chez moi. Et en fait il a fait du forcing à plusieurs reprises pour finalement obtenir ce qu’il voulait. Jusque très récemment, je n’ai jamais identifié ça comme un viol. Je me disais simplement que c’était mal ce qu’il avait fait. Si je n’avais pas été si contente qu’un mec s’adresse à moi de manière si gentille, ça ne serait peut-être pas arrivé.”
“Je sais pourquoi j’ai laissé ce type de personnes s’introduire dans ma vie. Et je sais que si, des gens avaient pris le temps de me dire des choses sur moi-même, la fille que j’étais en train de devenir dès mon enfance ou mon adolescence, ça ne serait peut-être pas arrivé. Après il y a plein de raisons pour qu’un viol arrive. Mais pour moi c’est ça.”

Et plus tard, les jeunes hommes de l’école de commerce dans laquelle elle étudie qui ne lui proposeront que des rencontres secrètes: “C’était l’ambiance typique des écoles de commerce et je faisais profil bas. Je me tapais le cliché de la femme noire en colère parce que je m’énervais contre mes camarades qui ne faisaient pas leurs travaux de groupe et je me couchais à 5 heures du matin à cause d’eux.”
“Tout le monde couchait avec tout le monde. Et il y avait pas mal de gens qui voulaient coucher avec moi mais toujours sans que ça ne se sache. Donc généralement les mecs venaient me trouver en fin d’année, pendant les dernières soirées ou avant de partir en stage. On me proposait des choses dans des voitures, sur des parkings. Je ne dis pas que mes camarades blanches ne souffraient pas de l’hypersexualité et de l’hypermasculinité des mecs. Mais avec elles, au moins, les gens se montraient.”

Le milieu étudiant qu’elle fréquente est majoritairement composé de personnes blanches. La plupart de ses amis sont donc blancs et ce qu’elle vit au quotidien est une réalité qu’ils peinent parfois à comprendre. Elle le vit donc seule, quitte à se demander parfois si elle n’est pas folle, s’il y a quelque chose chez elle qui provoquerait ce genre de comportements. C’est en faisant le point sur ses expériences que Lydia comprend que les difficultés qu’elle rencontre viennent davantage de la façon dont elle est perçue que de son physique ou son comportement.

Exotisme et anonymat

Lydia découvre peu à peu que si les hommes blancs et non noirs ne se moquent pas d’elles ouvertement, ils s’intéressent souvent à elle à cause des clichés qui sont véhiculés sur les femmes noires : sensualité exacerbée, désir d’exotisme ou faire-valoir pour ceux qui sont fascinés par le rap américain.
“Ce rapport au corps on le trouve dans l’espace privé comme dans le public. Je ne suis pas la seule femme noire à s’être fait toucher les cheveux en plein open-space. Au bout d’un moment, ça ne peut pas être isolé. Il y a un rapport au corps des femmes noires. Et j’ai l’impression que dans l’imaginaire des personnes qui ne sont pas noires, c’est un corps qui est disponible pour des expériences, pour rechercher de l’exotisme, pour changer un peu. On m’a sorti ça une fois, ‘J’aimerais bien changer un peu’. C’est aussi un corps avec lequel on n’a pas besoin de mettre les formes, on peut faire ce qu’on veut, on demande ce qu’on veut et il n’y a pas de conséquence. Certains mecs se sont permis une extrême violence avec mon corps et lorsque je m’en suis plainte une fois je me suis retrouvée contrainte, on m’a répondu ‘Non mais toi, t’es solide comme le bois d’ébène ’”.
Lorsque Lydia fait l’expérience des applications de rencontres à l’âge adulte, elle découvre un autre aspect de cette forme de fétichisation et un racisme qui s’exprime en toute liberté grâce à l’illusion d’anonymat que donne ce genre d’outils. Et c’est à reculons qu’elle s’inscrit sur l’un de ces sites espérant toutefois y rencontrer des personnes qui ne la jugeront pas sur son apparence: “Déjà les applications de dating, il faut mettre des photos et du coup j’étais très mal à l’aise avec ça parce qu’en soirée je pouvais toujours essayer de faire du charme après qu’un mec soit venu me parler: je suis drôle, j’ai de la discussion, ça peut passer. Mais sur une application de dating, je me dis: ‘Non, la personne ne se basera que sur mon physique donc je n’ai aucune chance.’”

L’expérience est éloquente. “Au final, j’ai reçu un cocktail d’exotisation, d’insultes, de propositions toutes aussi insultantes. Je ne pensais pas que certaines personnes pouvaient dire des choses pareilles. ‘J’ai toujours rêvé de me taper une guenon’, ça je m’en rappelle. Juste après un ‘Bonjour, ça va’. Ou toujours directement, ‘T’es black, j’ai toujours voulu me faire une black’. Tu discutes un petit peu, tu dis tes origines, tu dis que tu es des Antilles, que tu es noire, et on te répond tout de suite, ‘T’es une tigresse au lit, t’adores le cul. T’adores ça.’ ‘J’ai une grosse bite, je vais te faire monter au rideau.’ Donc beaucoup de choses comme ça qui ont fait que je ne rencontrais pas grand monde. J’ai peut-être fait deux ou trois ‘dates’ au final. Ça n’a pas été au-delà de ça parce que je me sentais déjà mal dans ma peau et je n’avais pas besoin sur de ces app pour qu’on m’insulte.”

“N’importe qui peut vous toucher”

D’après Sarah Adeyinka-Skold, une sociologue américaine qui a étudié les vies amoureuses via les applications de dating de 111 femmes de toutes ethnies et ayant fait des études supérieures, les personnes qui s’inscrivent sur ces sites espèrent y trouver une neutralité qui n’existe pas. “On imagine que la technologie est neutre mais les algorithmes qu’utilisent ces applications sont créés par des êtres humains. Et c’est pour cette raison qu’ils ne peuvent pas être neutres. Ces applications finissent donc par refléter les mêmes choses que l’on peut observer dans la société”, a-t-elle expliqué dans une interview accordée à la podcasteuse Francesca Hogi.
Dans son étude, la sociologue constate que si toutes les femmes qui ont fait des études supérieures éprouvent des difficultés à rencontrer un homme, les femmes noires doivent surmonter plus d’obstacles que les autres. En 2014, le site de rencontre OK Cupid révélait également des statistiques allant dans ce sens. L’entreprise américaine montrait que les hommes, toutes origines confondues considéraient les femmes noires comme moins désirables que les autres. Et encore une fois, l’attractivité comme l’absence d’attractivité qu’elles inspiraient à ces hommes étaient le résultat de stéréotypes véhiculés sur les femmes noires perçues comme castratrices ou trop indépendantes.
En plus des stéréotypes sur les femmes noires, ce groupe est aussi englobé dans ceux qui caractérisent des personnes à la peau sombre dans le monde. L’écrivain américain James Baldwin, connu en France pour avoir inspiré à Raoul Peck le film I’m not your negro, explique la violence systémique subie par les personnes noires en une phrase toute simple. Celle-ci correspond d’autant plus aux femmes dont le corps est fréquemment réifié. “Si vous êtes noir, vous êtes au centre d’une affliction très particulière, n’importe qui peut vous toucher”. (James Baldwin’s God: Sex, Hope and Crisis in Black Holiness - Clarence E. Hardy)
Ces stéréotypes qui irriguent la société ne hantent pas uniquement les esprits des hommes. Au cours de sa vie sentimentale, Lydia a aussi fréquenté des femmes : “Lorsque j’étais à Paris j’allais beaucoup à des soirées lesbiennes comme la Wet. Et en fait, il m’arrivait plus ou moins la même chose qu’avec les hommes. Il y avait des femmes blanches qui se permettaient de m’approcher, de me toucher, de me dire des trucs mais avec moins de violence que les hommes, de manière plus insidieuse.”

À force d’éviter certains cercles, la jeune femme s’est rapprochée de personnes qui lui ressemblaient davantage, tout en essayant de ne pas se couper de groupes plus diversifiés. Elle a tenté de rencontrer des personnes qui ne se présentent pas comme ouvertes d’esprit ou tolérantes face à ses différences mais qui se comportaient de manière convenable.
Elle a quitté la France pour rejoindre la femme qu’elle aime, elle s’est entourée majoritairement de personnes noires et LGBT. Pour Lydia, il ne s’agit pas de se couper des personnes blanches mais surtout d’évoluer dans des espaces épanouissants où elle n’a pas à reprendre ceux et celles qui pensent qu’il est normal de faire des commentaires racistes. “J’ai dû faire preuve de beaucoup de patience, notamment pendant les années école de commerce, sinon je n’aurais fréquenté personne. Et ensuite je ne fréquentais pas énormément de monde, j’avais déjà fait un tri et dans mes amis proches, j’ai une brochette de 5 potes, des gens que j’ai gardés autour de moi parce qu’ils avaient un comportement convenable. J’ai repris, j’ai éduqué beaucoup de gens, tout comme mes potes arabes ont dû le faire avec moi. J’ai fait des efforts. Des efforts durables en fait.”