Faut-il parler de son travail... hors du travail ?

Pour décompresser (et garder conjoint et amis), vaut-il mieux laisser sa journée derrière soi en quittant le bureau ? Une chose est sûre : tout travail mérite repos !

Il s’invite aux dîners. Aux soirées entre amis. Et jusque dans l’intimité d’un lit de couple. Le travail envisagé comme un prolongement de soi, ou un sujet de conversation foisonnant, oppose deux écoles : les partisans du «laissons le boulot à sa place», et les adeptes de la fameuse question : «comment s’est passée ta journée ?». Une chose est sûre : on peut palabrer de tout, mais pas avec n’importe qui. Et pas n’importe comment. Que l'on évoque son travail avec joie, stress, ressentiment, excitation, ou que l'on s'étende sur un dossier en cours, son salaire ou ses collègues, l'intérêt semble avant tout résider dans la possibilité de s'ouvrir de nouveaux horizons et de renouveler son regard. Pour cela, il peut être utile de réinventer la façon dont on parle de son travail, et de celui des autres.

Pourquoi ce besoin de "parler travail" ?

Nina a 29 ans. Son premier CDD en tant que graphiste a débuté il y a maintenant six mois, faisant naître une envie irrépressible de partager ses premières expériences. «Je pratique mon métier cinq jours sur sept, huit heures par jour. C’est une partie de ma vie impossible à éluder d'un claquement de doigts. Alors je mets le sujet sur la table le soir, quand je retrouve les membres de ma famille. J’entre dans le détail, je désigne par leurs prénoms des personnes qu’ils ne connaissent même pas. Ça m’aide à faire le bilan et à passer à autre chose pour le reste de la soirée.» De son côté, Timothée, 26 ans et développeur informatique free-lance, est plus dans l'analyse : «J’ai du mal à tracer une frontière entre ma vie personnelle et ma vie professionnelle. Je parle très souvent de ce que je fais avec mes parents. Comme si j’étais toujours en train de travailler. Leur avis m’intéresse, ils m’aident à m’améliorer.»

«Le travail est central dans le cadre social, car il nous définit en grande partie, explique Emma Scali, coach professionnelle, psychothérapeute et auteure du livre Mon journal d’écriture thérapie, je deviens le héros de ma vie. Ce n’est pas un hasard si l’une des premières questions que deux inconnus se posent est : "Que fais-tu dans la vie ?" D'ailleurs, lorsque je reçois des personnes en reconversion professionnelle, ils ont parfois l’impression d’être en perte d’identité.» Parler de son travail, c'est donc s'exprimer (au sens propre du terme : faire sortir), se construire, dessiner peu avec peu avec ceux que l'on aime, en qui l'on a confiance, la personne que l'on a envie de devenir.

Trouver la bonne oreille (et ne pas en abuser)

Avant de s’étendre sur ce vaste sujet de vie, mieux vaut s'assurer d'avoir face à soi les bons interlocuteurs. La plupart des membres de l’entourage de Timothée exercent le même métier que lui. «Forcément, ce que je raconte les intéresse.» Mais pas tous. «Quand ceux que j’ennuie me disent d’arrêter, j'arrête. Et j'apprécie qu’on me le dise parfois. Je réalise alors que ça me fait beaucoup de bien de passer à autre chose.» Car s'il dit avoir besoin d’extérioriser, «en réalité je me focalise essentiellement sur les points qui m'angoissent, ce qui ne fait que me stresser un peu plus».

En matière de travail, il existe deux types de récit : ceux qui visent à s’auto-valoriser. Et les cathartiques, qui cherchent avant tout un déversoir. «Lorsque le travail se passe mal, celui qui en parle va épandre ce qui s’y passe pour se sentir écouté et obtenir du soutien. Ceux qui ont un métier-passion et sont absorbés par leur emploi, eux, se confondent avec ce dernier. Ils en parlent donc inévitablement… et très souvent.»

«Les proches sont indispensables pour nous accompagner professionnellement», affirme Emma Scali. Mais pas pour tout porter. «Que l’on ramène sa pression ou sa passion à la maison, tous n’apprécient pas forcément les discours égotiques interminables et trop fréquents.» Emma Scali a récemment reçu un couple marqué par ces difficultés. «L’un des deux partenaires a un profil artistique. Il parle tellement de ce qu’il crée, de ce qu’il imagine, qu’il envahit l’espace du couple.» Et laisse peu de place à sa partenaire pour exister - ou respirer.

Réinventer le "work talk"

Nina, la graphiste, est ferme : «Le travail, aussi enrichissant soit-il, ne doit pas s’immiscer partout». Cette partisane du lâcher prise coupe parfois court aux flots de paroles. Emma Scali croit cependant que l’attention, le lien à l'autre, est le garant de l’équilibre. «Si l'on écoute, si on s'intéresse à son interlocuteur, on amène un échange équilibré. Quand on parle de soi sans s’arrêter ou que l’autre n’écoute pas, on ne se découvre pas vraiment mutuellement.»
Pour en discuter sans stress, et capter l’attention de ses proches, faudrait-il réinventer le «parler travail» ? Emma Scali souligne que «les questions que l’on pose peuvent évoluer. Le classique "comment a été ta journée ?" peut laisser place à "qu’est-ce-qui te plaît dans ton travail ? Qu’est-ce-qui te semble difficile ? Qu'est-ce-qui t'inspire ? Qu’essaies-tu de dire à travers tes projets ? Quel impact souhaites-tu avoir ?" Il s’agit, en plus de raconter ses journées ou sa semaine, de comprendre ce que dit notre travail de nous et de notre environnement.» Vaste exploration, qui vaut sans doute le détour.