Journée mondiale contre l`excision : pour Jaha Dukureh, ``Les lois ne suffisent pas``

Des millions de petites filles sont excisées chaque année à travers le monde, et cela malgré des campagnes de sensibilisation, la mobilisation d'associations sur le terrain, et aussi des lois qui interdisent cette pratique. "Les lois ne suffisent pas, il faut surtout éduquer", confie Jaha Dukureh, ambassadrice d'ONU Femmes pour l'Afrique et fondatrice de "Safe Hands for girls", une organisation qui lutte contre les mutilations génitales féminines (MGF). 

La mutilation génitale féminine est l’ablation partielle ou entière des organes génitaux féminins. Il y a plusieurs sortes de mutilations génitales féminines : ce peut être une ablation partielle du clitoris, mais aussi l'ablation complète du clitoris, des lèvres, ainsi que la couture du vagin. 

En 2016, l’UNICEF établit un bilan chiffré du nombre de femmes et de filles ayant subi une mutilation sexuelle. Elles seraient 200 millions, dont près de la moitié vivent en Egypte, en Ethiopie et en Indonésie. Dans le précédent recensement, de 2014, ce chiffre était de 140 millions. ‪Dans la moitié des trente pays qui pratiquent l’excision, la majorité des filles la subissent avant l’âge de 5 ans. En Égypte, en République centrafricaine, en Somalie et au Tchad, au moins 80 % des filles sont excisées entre 5 et 14 ans, parfois dans le cadre de rites marquant le passage à l’âge adulte. 
 

Pour en savoir plus, consulter les chiffres de l'Unicef en 2016, ainsi que le site excisionparlonsen.org.

Fin janvier 2020, la presse égyptienne relayait la mort d'une fillette de 12 ans lors d'une excision et l'arrestation de quatre personnes, dont ses parents. Les mutilations génitales féminines sont interdites en Égypte depuis 2008, mais le pays a toujours l'un des taux de pratique les plus élevés au monde.
L’effet et les conséquences des différentes formes de mutilations génitales féminines sont à la fois psychologiques et physiques. "Ça prive les femmes de la partie la plus sensible de leur corps et enlève le droit au plaisir, un droit offert par Dieu, et c’est quelque chose sur laquelle les femmes n’ont pas leur mot à dire", confie Jaha Dukureh lors de notre rencontre dans le bureau de Terriennes à Tv5monde. 

Jaha Dukureh, une femme en lutte

Jaha Dukureh est une militante gambienne qui lutte pour les droits des femmes et contre les mutilations génitales féminines. Elle a été nommée ambassadrice régionale d’ONU Femmes pour l’Afrique au mois de février 2018. Elle-même victime de mutilations génitales féminines (MGF) et contrainte au mariage forcé à l’âge de 15 ans, elle mène des actions de sensibilisation visant à mettre fin aux MGF et au mariage des enfants en Afrique, en se concentrant sur la mobilisation des jeunes.
Jaha Dukureh est aussi la fondatrice et directrice générale de Safe Hands for Girls, une ONG qui vient en aide aux femmes et aux filles africaines victimes des MGF et qui s’efforce de traiter les graves séquelles physiques et psychologiques que ces mutilations leur laissent, toute la vie durant. Aux côtés d’organisations de femmes et de la société civile, elle a contribué à l’interdiction des MGF par le gouvernement gambien.

Née en Gambie en 1989, elle a obtenu la nationalité américaine en 2015. Elle est mariée et a des enfants issus de son second mariage. Son premier mariage avait été arrangé pour l’unir, à 15 ans, à un homme beaucoup plus âgé qu’elle. En 2016, le magazine américain Time la classait parmi les 100 personnalités de l'année. Elle a été désignée comme l’une des 100 personnes africaines les plus influentes en 2017 par le magazine New African, pour son travail d’activiste. Elle a également été honorée du prix « Human rights activist, Humanitarian of the Year » (Militante des droits de l’homme, Humanitaire de l’année) lors de la septième édition annuelle des Prix de la diaspora africaine décernés en 2017. 

En cette fin janvier 2020, Jaha Dukureh nous a fait l'honneur de venir s'entretenir avec Terriennes, pour porter sa parole de combattante. Le regard déterminé, vêtue sobrement d'un ensemble noir, la voix douce, mais ferme, la jeune femme s'est confiée sur la nature de son engagement et sur ses espoirs. 
Comment vit-on quand on a été excisée ? 

C’est un traumatisme qui dure toute une vie pour certaines femmes. Je pense qu’en tant que femme, ça enlève même une partie de sa confiance en soi. Donc il y a beaucoup de conséquences. Du côté de la santé aussi, il y a des conséquences, comme des infections, infections urinaires, ou le tissu cicatriciel, qui peut aussi devenir un problème. Il y a beaucoup de conséquences dont on n’a pas besoin ! Avec tout cela, la façon dont on se regarde, le jugement sur soi-même en tant qu’être humain est différent. Encore plus pour celles qui ont la chance de voyager et de rencontrer des femmes différentes, en sachant qu’elles, elles ont encore leur clitoris, et que leur expérience est très différente de celles qui ont dû subir des mutilations génitales féminines. 

Est-ce qu'on peut parler de syndrome post-traumatique ?

Absolument, je pense qu’avec les mutilations génitales féminines, le syndrome post-traumatique est présent, surtout pour les filles qui étaient assez âgées pour savoir ce qui leur est arrivé. Dans certaines cultures, ça arrive aux bébés, alors tu grandis en réalisant que ça t'enlève le plaisir, mais tu ne te souviens pas de l’avoir vécu. 
En revanche, les filles qui ont été clouées au sol, qui ont subi une ablation du clitoris, qui ont saigné et qui se souviennent de la douleur ne peuvent pas l'effacer de la mémoire. Personnellement, je pense que c’est l'une des pires formes de syndrome post-traumatique que l’on puisse faire subir à un être humain. 

Aujourd’hui, des lois interdisent l’excision, pourtant il y a toujours un pourcentage énorme de filles excisées, même si dans certains pays les chiffres baissent, pourquoi ? 

Je ne pense pas que les lois changent les mentalités. Concernant les mutilations génitales féminines, les lois peuvent servir à la prévention, mais vous ne pouvez pas forcer les gens à s’arrêter de pratiquer l’excision, car ils y croient. 
Il faut des lois, mais il faut aussi éduquer. On peut avoir de belles lois sur le papier, mais ça s’arrête là et on ne concrétise pas. C’est important que les gouvernements aient, en plus, un plan d’action pour atteindre les communautés. 

En Gambie, par exemple, une loi est passée, même si les mutilations génitales féminines ne sont pas abolies. Mais nous ne nous sommes pas arrêtés après la loi, nous allions toujours dans les communautés pour parler aux gens. Peu d'études sont sorties, mais elles révèlent une baisse de la pratique de 30%, et pas seulement, car la sensibilisation est montée à 92 %. Ce qui veut dire que 92% des personnes en Gambie savent ce qu’est la mutilation génitale féminine et que c’est mal. 

C’est ce qui va permettre d’abolir de telles pratiques. Ce n’est pas juste une histoire de loi. C’est pour cela que nous travaillons en partenariat avec notre gouvernement pour veiller à ce que l’on poursuive les actions de terrain, que l’on puisse aller dans les écoles et que l’on apprenne la loi aux policiers. Il faut aussi s’assurer que les docteurs savent qu’ils ont l’obligation de le dénoncer s’ils sont témoins d’un cas. Je pense que les gens et les pays peuvent apprendre de l’expérience gambienne. 

Par qui passe la lutte contre l’excision ? Par les femmes, par les hommes ou par les deux ? 

Comme je l'ai vu en Gambie, et plus généralement sur le continent africain, ce sont surtout des jeunes femmes qui ont été victimes d’excision qui le disent : "on a déjà vécu ça et on ne veut pas que nos enfants le vivent". On a aussi des jeunes hommes qui nous soutiennent. Mais lorsque l’on va dans les communautés, on remarque que, souvent, les hommes ne veulent pas qu’on soit là ; en revanche les femmes acceptent ce que l’on fait. Les hommes se sentent menacés et ils réagissent négativement à la campagne. 

Il y a aussi un phénomène que l’on connaît en France et dans d’autres pays d'Europe, dans les communautés de migrants. Là, ce sont des générations qui sont nées par exemple en France, des fillettes ou adolescentes qui se retrouvent excisées pendant un voyage ou des vacances dans le pays d’origine. Le phénomène est vraiment en train d’exploser, comment vous l’expliquez ? 

Je pense que la France a été sûrement le premier pays d’Occident à dénoncer ce problème, avant les États-Unis, avant la Grande-Bretagne. Mais ce qui s’est passé, c’est que le gouvernement Français a arrêté de s'en préoccuper et de parler de l’excision. 
Maintenant il y a la Grande-Bretagne, qui est un des pays qui en fait le plus en matière de lutte contre l’excision. Regardez la France, qui a colonisé de nombreux pays en Afrique, et bien justement dans la majorité de ces pays, les mutilations génitales féminines sont très présentes. Donc de la même façon, là où la France encourage le développement, l’excision devrait être une priorité pour les gouvernements. 

Il faudrait s’assurer que les gouvernements et les pays qui travaillent sur l'excision fassent quelque chose à l’échelle des communautés. De la même manière qu’en France, les programmes doivent se poursuivre, la sensibilisation doit continuer, et l’éducation aussi. Les partenariats avec les communautés doivent être conçus de façon qu’elles connaissent les lois et les conséquences de leurs actes en France. 
Il s'agit aussi d'apporter du soutien aux survivantes et aux personnes impliquées dans l’excision. Il est important que l’on ne fasse pas que punir, mais qu’on travaille main dans la main pour s’assurer que dans 10 ans ou 20 ans, on ne parle plus d’excision. 

Est-ce que vous pensez que d’envoyer des exciseuses en prison a quand même eu un impact qui a permis de lutter contre les MGF ? 

Je pense que c’est le plus gros défi pour moi, qui fait partie de cette communauté. Nous ne voulons pas séparer des familles, ni les détruire. Or souvent, les femmes qui pratiquent les MGF sur leurs filles sont aussi des victimes, et sont ignorantes sur la question. Ce que je sais, c'est qu'elles font ça pour aider leurs filles, pour qu’elles puissent se marier. Pénaliser ces femmes, je ne pense pas que ça soit la solution.

Mais je pense surtout que les MGF doivent s’arrêter. La seule façon d'y parvenir est de faire de la prévention et d’utiliser les lois et tous les outils disponibles pour être sûrs que ça s’arrête. Je pense que les gouvernements qui mettent en place ces lois et qui envoient ces femmes en prison doivent mettre en place des programmes d’éducation.
On ne peut pas juste les envoyer en prison. On devrait faire en sorte que tout le monde sache que cette loi existe et s’assurer que ces communautés soient éduquées, avant de les envoyer en prison. Si vous avez fait tout ce que vous pouvez et que les communautés sont toujours réticentes, alors vous pouvez les condamner. Mais au moins essayons de les informer avant de les incarcérer.  

Dans des sociétés fondées sur le patriarcat, l'excision est restée un problème de femmes, cela expliquerait pourquoi ce n’est pas réglé ? 

Absolument, ça concerne le corps des femmes, c'est comme contrôler le fait que l’on ait un enfant ou pas. A chaque génération, il y a les mêmes problèmes, auxquels les femmes sont confrontées, mais sous différentes formes. Donc c’est à nous, femmes, de se mobiliser et de faire en sorte de participer aux décisions qui nous feront avancer. Car si l’on n’est pas là pour prendre des décisions sur nos propres corps, ces choses ne s’arrêteront pas. 

Si l’on prend toute l’Afrique en exemple, quand tous les dirigeants Africains se réunissent pendant le sommet de l’union Africaine, il n’y a pas une seule femme dans la pièce ! Ces hommes prennent des décisions sur nos droits, nos corps, notre économie et nos voix n’y sont pas représentées ! Si l’on veut du changement, on doit commencer par-là, on doit faire en sorte que plus de femmes soient présentes dans ces organes du pouvoir et que lorsque les décisions nous concernent, les femmes y participent. 

Vous êtes un exemple qu’une autre vie est possible, car vous avez vous-même subi ces mutilations génitales, tout comme le mariage forcé. Vous êtes un exemple et un modèle, comment avez-vous réussi à en arriver là ? 

Quand j’ai eu une fille, j’ai réalisé que si je ne faisais rien, ma fille serait victime de la même chose que moi. J’aurais préféré mourir plutôt qu'elle vive ce que j’ai vécu. Tout ce que j’ai fait, c'était pour Khadidja. Puis j’ai réalisé que des Khadidja, il y en avait des millions dans le monde. 
Depuis que j’ai commencé mon action et que j'en vois les fruits, je réalise que ce n’est pas juste mon histoire, mais que je représente 200 millions de femmes qui ne peuvent pas faire ce que je fais.
Donc quand je rentre dans une pièce et que je donne une interview, ce n’est pas à propos de moi en tant que personne, mais des 200 millions de femmes qui sont en face. Ce sont elles qui vous montre votre force, que vous êtes plus que ce que vous avez vécu, que le passé n’a pas à définir le présent ou qui vous devenez. C’est très important que ces femmes continuent de voir des gens comme moi que leurs écrans et qu’elles sachent que c’est possible pour elles, qu’elles peuvent devenir comme moi ou encore meilleures que moi.