Tanella Boni : « Entre la France et l’Afrique, le ver est dans le fruit depuis trop longtemps »

La célèbre philosophe, poète et romancière ivoirienne, plaide pour que les Africains gardent à l’esprit leur histoire commune. Et prône le dialogue, notamment dans son pays.

L’ACTU VUE PAR – C’est une voix féminine majeure de la littérature africaine. À tout juste 68 ans, Tanella Boni fait partie de ces écrivains engagés pour l’Afrique, et pour la liberté. Professeur émérite de philosophie à l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan, elle repense la place de l’humain, et œuvre à redonner à la parole poétique toute l’importance qu’elle mérite, grâce notamment à des festivals comme celui qu’elle installe progressivement à Grand-Bassam depuis deux ans.

Après une semaine au Printemps des poètes et un week-end au Salon du livre africain de Paris, l’auteur d’Insoutenable frontière (éditions Bruno Doucy, 2022) a accepté de revenir pour Jeune Afrique sur l’inexcusable chasse aux Subsahariens en Tunisie, la stratégie africaine d’Emmanuel Macron, la trop timide réconciliation en Côte d’Ivoire ou encore les nouvelles formes d’asservissement de la femme africaine.

Jeune Afrique : Quel regard portez-vous sur la relation entre l’Afrique et la France aujourd’hui ? Aucune des initiatives d’Emmanuel Macron ne semble trouver grâce aux yeux des Africains…

Tanella Boni : Le président Macron essaie de réparer cette relation, mais le ver est dans le fruit depuis trop longtemps. La manière dont l’autre vous regarde est porteuse de sens : condescendance et préjugés peuvent s’y lire. Pouvons-nous parler d’égal à égal ? Pouvons-nous faire en France ce qu’elle fait chez nous ? Chaque fois qu’elle s’intéresse à un de nos pays, c’est parce qu’il y a un intérêt économique, qu’elle a quelque chose à en tirer, quelque chose qui l’enrichit. Nous, Africains, n’avons rien à y gagner. Malgré les discours volontaristes, parfois généreux, nous récoltons – au mieux – des miettes.

N’est-ce pas aux Africains de se battre pour leurs intérêts ?

Nous avons tellement intériorisé l’idée que nous sommes des êtres coloniaux qu’il nous est impossible de faire un pas de côté. Or c’est ce qu’il faudrait. Nous critiquons la manière dont les Français nous traitent, mais que faisons-nous pour y remédier ? Il nous suffirait pourtant de créer nos propres entreprises et commerces, de transformer nos produits et de les vendre dans le monde entier. Faisons circuler nos savoirs et nos savoir-faire.

Mais il y a plus grave que nos renoncements : dénoncer les agissements de la France tout en acceptant l’installation, dans d’autres régions, d’autres types de discours, comme si nous avions vocation à être éternellement sous la botte d’un camp ou d’un autre. Savons-nous seulement ce que cet autre nous réserve ? Nous disposons de toutes les richesses nécessaires à notre épanouissement. Utilisons-les pour faire quelque chose de nos vies familiales, sociales, politiques… Voilà le véritable enjeu.

Dans votre recueil de poèmes Insoutenable frontière, vous explorez les frontières visibles et invisibles que les humains dressent entre eux. L’une d’elles, la couleur de peau, a une résonance particulière au regard de l’actualité. À ce sujet, que vous inspire le discours raciste du président Kaïs Saïed en Tunisie ?

Étymologiquement, le mot « Afrique » vient de la région de Carthage, en Tunisie. Ne serait-ce que pour cette raison, son président ne peut se permettre de renvoyer d’autres Africains. Si ce type de discours prospère dans l’ensemble de la société, c’est parce qu’il y a des problèmes économiques, et qu’on est toujours en quête du bouc émissaire. Celui qui ne ressemble pas aux autres, qui est peut-être hors la loi parce qu’il n’a pas ses papiers. Celui qu’on peut piétiner pour lui montrer qu’il n’est pas chez lui. LIRE PLUS SUR JEUNEAFRIQUE