Tanella Boni : « Nous, Africains, voulons-nous rester ceux que l’on piétine ?»

Pendant 5 jours, du 31 mai au 4 juin, des philosophes du monde entier vont débattre de la dignité lors d'un colloque international organisé, à Abidjan. Un rendez-vous important.

Du 31 mai au 4 juin, se tiendra à l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan un colloque international de philosophie autour des « Politiques de la dignité ». Cinq jours pendant lesquels échangeront et débattront des philosophes de Côte d’Ivoire bien sûr mais aussi de Croatie, du Danemark, d’Irlande, de France, d’Italie, d’Islande, des États-Unis, du Canada, du Japon, du Bénin, du Burkina, du Cameroun, du Gabon, du Mali, du Niger, Nigeria, du Sénégal… De quoi parleront-ils ? Réponse avec Tanella Boni, professeure à l’université Félix Houphouët-Boigny et vice-présidente de la Fédération internationale des sociétés de philosophie. Elle nous explique à quel point derrière la question de la dignité se terrent des problèmes politiques et existentiels fondamentaux.

Quel est l’enjeu de ce colloque ?

La dignité est une notion plurielle, que chacun peut définir et appréhender différemment. Néanmoins, elle est ce qui rassemble tous les êtres humains. La Déclaration universelle des droits de l’homme nous le rappelle. Or, aujourd’hui, pas seulement en Afrique mais dans le monde entier, la dignité est bafouée. Partout les migrants sont traités comme des animaux. Les considère-t-on fondamentalement comme des êtres humains ? La question se pose en Afrique, en Syrie, au Mexique… On construit des murs, on accentue les frontières et les dresse en barrières que certains ont le droit de franchir tandis que d’autres butent dessus.

Qu’est-ce qu’une vie digne ?

Ce qui est digne, c’est ce qui fait nous sommes dans l’humain, que l’autre, qui est en face de moi, puisse me considérer comme un être humain. C’est la question de la reconnaissance qu’ont soulevé des philosophes comme Paul Ricœur. Reconnaître que l’autre est un être humain, c’est le plus important aujourd’hui. Ce colloque s’articule autour des « politiques de la dignité », car il s’agit de proposer à tout un chacun la possibilité de faire fructifier ce qu’il a de meilleur en lui. C’est ce que Martha Naussbaum appelle les « capabilités » d’un individu. Il est important que dans tout pays, toute société, chacun ait le choix non seulement de vivre comme il l’entend, même si cela est assez vague. Mais qu’en plus, il lui soit offert la possibilité de donner le meilleur de lui-même. Nous devons nous demander si les conditions politiques, sociales, familiales, spirituelles et autres sont réunies pour que tout individu soit une personne humaine à part entière. Considère-t-on les enfants comme des personnes humaines tant qu’on tolère le travail des enfants ? Même question pour les femmes : sont-elles considérées comme des êtres humains ? Bien souvent, elles travaillent double voire triple. Leur temps – réparti entre travail salarié et travail domestique – n’est pas le même que celui des hommes. Celles qui ont réussi professionnellement ont-elles pour autant réussi leur vie ? Se sont elles réalisées ? Au Rwanda, pays d’Afrique où il y a le plus de femmes députées, quel est le pouvoir réel de ces femmes ? Les écoute-t-on quand elles parlent ? Tient-on compte de leur avis ? Et au-delà, quelle est l’existence même de ces femmes ?

Dans les années 1970-1980, des philosophes africains comme le Ghanéen Kwasi Wiredu ont appelé à une “décolonisation conceptuelle”. Est-ce toujours d’actualité ?

Aujourd’hui, il n’y a pas de mouvement d’ensemble à proprement parler de la philosophie en Afrique. Il existe des individualités, des philosophes, qui travaillent sur diverses questions. Toutefois, l’on peut observer deux tendances : certains cherchent ce qui est essentiel à l’art africain, à l’histoire africaine, à la culture, etc. ; d’autres considèrent que la philosophie à enseigner dans nos universités doit être celle qui est née en Grèce. La philosophie occidentale, de Platon, Aristote à Habermas, Rawls, en passant par Descartes, Leibniz, etc., est prééminente dans nos facultés. Mais il y a des personnes, comme Souleymane Bachir Diagne, qui nourrissent une pensée allant dans le sens du dialogue.

Dans son essai Afrotopia paru récemment, Felwine Sarr invite à penser des notions africaines comme la teranga, par exemple. Qu’en pensez-vous ?

C’est une bonne chose. C’est une piste enrichissante à explorer car elle peut déboucher sur un véritable apport. On reproche souvent aux Africains de critiquer sans rien apporter. Nous ne devons pas nous contenter de faire du commentaire de textes – de lire et de critiquer les grands textes classiques de la philosophie occidentale – sans produire du texte nous-mêmes. Nous pensons les auteurs classiques à partir de notre propre culture, de ce que nous sommes, de ce que nous savons, à partir de notre propre regard. En Côte d’Ivoire, par exemple, l’akwaba désigne l’accueil, la solidarité, l’hospitalité. En Afrique, ce sont des notions très importantes. Nous vivons à partir de cela, réellement. L’akwaba est une notion très importante qui nourrit nos pensées, nos imaginaires, nos comportements. Nous parlons du vivre-ensemble, mais il ne faut pas que ça reste de l’ordre du discours. C’est à nous de donner un contenu précis au vivre-ensemble en partant de ce que nous avons déjà. C’est le plus important.

En quoi la philosophie permet-elle de penser l’Afrique, maintenant ?

L’Afrique a besoin de penseurs, de philosophes, et pas seulement de chanteurs ou de politiques. La philosophie, c’est une manière d’appréhender la vie, la politique, la culture, de penser la santé, l’éducation. C’est une manière aussi de voir sa propre position dans le monde. Beaucoup de jeunes pensent que la philosophie, c’est le rêve ou ce qui est confiné dans de vieux livres auxquels ils ne comprennent rien. Il faut les détromper et leur dire que la philosophie, c’est maintenant que ça se passe ! On doit se saisir de nos vies, de nos réalités. On doit analyser les discours. Quand on parle de développement, les philosophes ont leur mot à dire. Idem pour la croissance. Ce n’est pas parce qu’on vend des tonnes de cacao et de café que ça suffit. La philosophie doit pouvoir remettre la femme, l’homme, l’enfant, tout ce qui concerne l’humain, au centre des préoccupations politiques et sociales.

Quelle place occupent aujourd’hui les philosophes africains ?

Il y a beaucoup de penseurs africains qui restent invisibles. C’est le problème de la pensée en Afrique. Il y a bien sûr des difficultés de publication. Mais l’Afrique a-t-elle une part dans le grand débat du monde ? Non. J’ai l’impression que l’on s’intéresse à l’Afrique uniquement pour faire bonne figure. Pour avoir bonne conscience, on édite un ou deux auteurs africains ici et là. C’est une situation très difficile à vivre. Alors que dans nos pays, il n’y a pas de véritables espaces de débat, ailleurs, comme en France, l’Afrique du point de vue de la pensée n’a pas encore sa place. Dommage, cela pourrait nous permettre de dialoguer. Les rares qui arrivent à dialoguer le font à partir de lieux décentrés comme les États-Unis.

Quel peut être le rôle des philosophes africains ?

Aujourd’hui, les philosophes doivent repenser leur propre culture, leur histoire ainsi que la relation qui existe entre nous et les autres. Quel type de dialogue peut-il y avoir entre nous et les autres ? Quelle peut être notre place dans le monde aujourd’hui ? C’est l’une des questions les plus importantes qui soit aujourd’hui. Voulons-nous toujours rester ceux qui sont écrasés, piétinés, rejetés ? Nous devons réagir ! C’est une question d’imaginaires : comment les changer ? Quand nous nous asseyons à la même table que quelqu’un des États-Unis, par exemple, est-ce que nous discutons à armes égales ? Et quand vous êtes une femme, c’est pire ! Pendant que vous êtes en train de vous asseoir à cette table, y a-t-il quelqu’un autour de cette même table qui va considérer que vous pensez ? On ne le dit pas souvent mais c’est un problème réel. Nous devons penser l’Afrique, oui, mais il n’y a pas que les hommes qui doivent le faire. Quand on parle de la Négritude, par exemple, on cite toujours les mêmes auteurs et tout se passe comme s’il n’y avait jamais eu de femmes. Or il y en a eu ! Les plus célèbres sont les soeurs Nardal, Suzanne Césaire, Christiane Diop… Ce n’est pas propre à l’Afrique, bien sûr, c’est une question plus générale de domination. Les femmes sont là et nous allons le prouver lors de ce colloque.

 

Source : jeuneafrique.com